Cher père...par Nacer Boudiaf
Cher père
Il y a dix huit ans, le peuple algérien, qui a renoué avec l’espoir après ton retour, apprend par la Télévision Nationale ton assassinat, qualifié par la Justice algérienne « d’acte isolé ».
En principe, après dix huit ans, on devient majeur et à ce titre, on peut supposer qu’un tel « acte isolé » n’aurait été possible qu’à la suite de négligences graves des services de protection du Chef de l’Etat ou de leur complicité. Les négligences auraient provoqué des démissions et des sanctions ; les complicités auraient appelé la justice. Mais il n’en fut rien. Tout simplement « l’acte isolé » est resté isolé sans suite. Cependant, certains hommes qui étaient au Sommet des services de sécurité, ne sont plus de ce monde et doivent très certainement répondre maintenant, devant le Tout Puissant, de leurs responsabilités de l’acte dit isolé.
Je me souviens que tu tirais du Coran et précisément de l’histoire de Noé une moralité que tu étais le seul à en apprécier la profondeur. En effet, pendant le déluge, c’est-à-dire le danger, l’arche abritait le prophète et les animaux tous ensemble mais après le déluge, le prophète a repris son statut afin de mener à bien la mission dont Dieu l’a investi. Quant au plus vil des animaux, il a vaqué à ses basses besognes. En 1962, après le déluge qui avait duré 132 ans de colonialisme, tu voulais qu’on fasse la même chose, c’est-à-dire que les hommes dignes de responsabilité dirigent le pays et que les animaux rejoignent leur tanière.
On est alors venu te voir pour te proposer de diriger le pays. Tu étais encore à la prison d’Aulnoy. Une proposition que tu as rejetée au motif que tu étais contre toute action fractionnelle. A l’indépendance, on te refait la même proposition que tu rejettes sans hésitation, en leur demandant à quel titre, ils te faisaient cet honneur. Tu devines alors leur jeu et tu as choisi de t’exiler. Depuis lors, le pays est passé d’une crise à une autre jusqu’en 1992 où les plus puissants hommes du pays décident de te rappeler de ton exil, à 72 ans. A ton retour, le 16 janvier, quand tu as voulu que les meilleurs hommes et femmes deviennent les dirigeants de ce pays, tu t’es retrouvé victime de « l’acte isolé », exactement vingt un jour après avoir rappelé, à ceux qui voulaient bien l’entendre, que « l’ennemi d’hier est l’ennemi d’aujourd’hui ».
Aujourd’hui, l’école algérienne que tu as été le premier à qualifier de « sinistrée », elle l’est de plus en plus. L’année qui vient de se terminer a frôlé « l’année » blanche. L’école vit une situation que Platon décrit pour nous avertir car, disait-il, « lorsque les pères s’habituent à laisser faire les enfants, lorsque les fils ne tiennent plus compte de leurs paroles, lorsque les maîtres tremblent devant les élèves, et préfèrent les flatter, lorsque finalement les jeunes méprisent les lois parce qu’ils ne reconnaissent plus au-dessus d’eux l’autorité de rien et de personne, alors, c’est là, en toute beauté et en toute jeunesse, le début de la tyrannie ».
Une tyrannie que tu n’as cessé de dénoncer comme tu l’as fait au lendemain du 19 juin 1965, quand, avec tes compagnons du Comité National de Défense de la Révolution, tu avais publiquement déclaré: «Ni la démagogie, ni les basses manœuvres n’ont pu empêcher la déconfiture d’un régime maintenu coûte que coûte, au mépris de toutes les aspirations et de tous les espoirs du peuple algérien. L’élimination de Ben Bella démontre en outre la justesse de nos positions. Mais le changement intervenu à Alger ne peut nous satisfaire. C’est tout le système qui était condamné et qui doit disparaître… Il ne peut y avoir de demi solutions, il faut que l’Algérie ait à sa tête un véritable pouvoir… »