Benjamin Stora: "La France et l'Algérie devraient respecter tous les morts"
Benjamin Stora a contribué à briser les tabous qui pesaient en France sur l'évocation de la guerre d'Algérie. Il plaide pour une approche dépassionnée de ce conflit, cinquante ans après son terme.
Historien, homme engagé, Benjamin Stora, 61 ans, est sans doute le meilleur spécialiste de l'histoire contemporaine de l'Algérie, sa terre natale. Scénariste de Guerre d'Algérie, la déchirure, remarquable documentaire réalisé par Gabriel Le Bomin, il revient sur ce que fut la tragédie algérienne, son oubli et son retour dans les mémoires. De part et d'autre de la Méditerranée.
Benjamin Stora, scénariste de Guerre d'Algérie, la déchirure, remarquable documentaire réalisé par Gabriel Le Bomin, revient sur ce que fut la tragédie algérienne, son oubli et son retour dans les mémoires.
Aucune manifestation officielle n'est prévue en France pour commémorer la fin de la guerre d'Algérie. Certes, il s'agit d'une défaite, mais ne pouvait-on pas espérer une phrase, un geste, en guise d'apaisement ?
On est toujours dans la guerre des mémoires, où chaque camp dit : "Ma souffrance est supérieure à la vôtre, mes morts sont plus nombreux." Cinquante ans après la fin de la guerre, il serait temps d'en finir avec cette logique mémorielle communautaire. Je souhaiterais que la France et l'Algérie respectent toutes les victimes : Algériens, harkis, immigrés, pieds-noirs, appelés. Ne serait-ce que par considération pour les morts.
Vous venez d'écrire le scénario de Guerre d'Algérie, la déchirure. En revisitant cette période, avez-vous eu le sentiment qu'on n'en parle plus de la même façon aujourd'hui ?
Lorsque j'étais étudiant à Nanterre au début des années 1970, on n'en parlait pas du tout ! La société française avait tourné la page. C'est René Rémond qui m'a suggéré de travailler sur le sujet. Il m'a présenté au grand spécialiste d'alors, l'historien Charles-Robert Ageron. C'est sous sa direction que j'ai rédigé ma thèse sur Messali Hadj (1898-1974), le pionnier du nationalisme algérien. Vous imaginez... Non seulement l'Algérie n'intéressait personne, mais encore moins le nationalisme, à une époque où les sujets à la mode tournaient autour du socialisme, du mouvement ouvrier, de la lutte des classes... D'ailleurs, j'étais son seul étudiant. Je dois beaucoup à Ageron. Il m'a tout appris du métier d'historien : le bon usage des sources, l'esprit critique, la méfiance à l'égard de l'idéologie. Le tiers-mondisme était très bien porté à l'époque et je militais depuis l'âge de 18 ans dans un mouvement trotskiste, que j'ai quitté quelques années après ma soutenance de thèse en 1978.
A quelle date commence-t-on à reparler de l'Algérie ?
On sort du silence - et pour le chercheur, de la solitude... - en octobre 1988, avec les émeutes d'Alger, qui feront près de 500 morts. Une foule de questions sont alors posées. Comment les Algériens en sont-ils arrivés là ? Comment expliquer cette violence ? Y a-t-il un rapport avec la première guerre d'Algérie ? Ces événements engendrent un retour de mémoire. Les journalistes s'y intéressent, puis des chercheurs.
Dans les années 2000, également, le cinéma et la littérature s'emparent de l'Algérie...
On assiste en effet à un basculement dans la fiction cinématographique et littéraire. De mémoire, je citerai un certain nombre de ces films sortis dans ces années-là : Mon colonel, de Laurent Herbiet, L'Ennemi intime, de Florent Emilio Siri, La Trahison, de Philippe Faucon, Hors-la-loi, de Rachid Bouchareb, Nuit noire, d'Alain Tasma, sur le 17 octobre 1961, Vivre au paradis, de Bourlem Guerdjou, Sous les pieds des femmes, de Rachida Krim, etc. De jeunes romanciers s'emparent, eux aussi, du sujet : Jérôme Ferrari (Où j'ai laissé mon âme), Laurent Mauvignier (Des hommes), jusqu'au dernier Goncourt, Alexis Jenni (L'Art français de la guerre). Cette profusion par la fiction donne à la guerre d'Algérie une autre dimension.
Avec le recul, pensez-vous que la meilleure formule pour résumer cette période est La Tragédie algérienne, le titre du livre de Raymond Aron, publié en 1957 et qui provoqua l'ire - et les insultes - de la droite ?
Oui, c'est une tragédie. Le temps passant, je suis de plus en plus frappé par la grande violence de cette guerre. Même si le bilan des victimes est toujours difficile à établir et sujet à polémique, on peut rappeler que de 350 000 à 400 000 civils algériens sont morts, soit 3 % des 9 millions d'habitants algériens : un pourcentage identique à celui des morts de la Grande Guerre de 1914-1918 ; que 1,5 million de paysans algériens ont été déplacés au prix d'un bouleversement total du paysage agricole. On doit y ajouter de 15 000 à 30 000 harkis, 30 000 soldats français, 4 500 pieds-noirs tués et les 800 000 d'entre eux déplacés en métropole...
Il faut bien avoir à l'esprit qu'en quelques mois un siècle et demi de présence française s'effondre. L'Algérie n'est pas une colonie comme les autres. Il y a une pénétration de la culture française, des habitudes, des comportements qui vont laisser des traces. La France s'en remettra parce que c'est une grande nation industrielle et une puissance européenne. D'autant qu'elle feint de tourner la page. Il suffit d'écouter la chanson de Claude François, Cette année-là, consacrée à 1962. Le texte évoque le rock'n'roll, les Beatles, Marilyn... Tout y est... sauf l'Algérie. Pas un mot. Alors que les gens du Sud - pieds-noirs, harkis, soldats - vivent une tragédie, la France célèbre les années yé-yé. Deux histoires se chevauchent. Dans l'indifférence totale.
Films, livres, préfaces, interviews : vous êtes partout une sorte de "Monsieur histoire d'Algérie". Comment expliquez-vous cette position centrale ? Est-ce seulement la consécration d'un travail ?
J'ai publié des ouvrages sur l'histoire du Vietnam et du Maroc, pays où j'ai vécu plusieurs années. Mais, en France, c'est toujours de l'Algérie qu'on me parle... Sûrement y a-t-il le résultat de trente-cinq ans de travail, la publication de dizaine d'articles, de livres, de films. J'ai voulu très tôt transmettre mon savoir en produisant des documentaires pour la télévision, ce que, jusqu'à une période récente, peu d'universitaires faisaient. Cette exposition augmente la notoriété, mais aussi l'inimitié et la jalousie... Toutes ces explications ne suffisent pas. Sans doute ai-je creusé un sillon d'où surgissent des questions essentielles pour la société française d'aujourd'hui : l'histoire coloniale et les minorités, les communautés et la République, la religion et l'immigration... J'avancerai une autre hypothèse, plus personnelle. Issu de la communauté juive d'Algérie, peut-être suis-je, par mon origine, à l'intersection de ce qu'on appelait les mondes "indigène"-musulman et "européen"-pied-noir, une sorte de passerelle. Je vous livre tout cela en bloc, ce ne sont que des pistes.
In l'Express
Le jeudi 19 avril 2012 à 18h30 à la Maison du toursime de Grenoble: Benjamin STORA
Conférence : Les mémoires des blessés de l’Algérie.
1978: Doctorat d'histoire sur Messali Hadj, pionnier du nationalisme algérien.
1986: Maître de conférences à Paris VIII.
1991: Directeur scientifique à l'Institut Maghreb-Europe (Paris VIII).
1996: Membre de l'Ecole française d'Extrême-Orient (Hanoi).
Depuis 2001 Professeur d'histoire du Maghreb à l'Inalco ("Langues O") et à l'université Paris XIII.